Les Bêtises by Jacques Laurent

Les Bêtises by Jacques Laurent

Auteur:Jacques Laurent [Laurent, Jacques]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Littérature française
Éditeur: Grasset
Publié: 1971-10-01T03:00:00+00:00


En mer (non daté)

J’ai passé une nouvelle nuit dans les bras d’Eva sans la toucher. Nous parlons. En dix heures de lecture, elle est venue à bout de mon texte. Elle n’en a retenu que ce qui concernait indirectement ses relations avec son mari.

— Vous êtes un frère d’Otto ; Otto ne peut nourrir son désir que de mes trahisons. Vous n’avez conservé aucune femme parce que vous n’avez pas été trahi assez constamment.

Elle ajoute que, si Madeleine n’a point porté ma jalousie jusqu’à la passion, c’est parce que Romain, du fait de son infirmité sexuelle, n’était point digne de mon émotion.

— Car ni Otto, ni vous n’êtes homosexuels, tranche-t-elle, mais vous aimez à ce point les femmes que vous êtes entraînés à vous identifier à elles.

Elle fume en silence. J’écris, assis près d’elle. De temps en temps, elle se moque. Elle a tort de me croire vexé, ou, comme le croyait cette psychanalyste suisse, irrité d’avoir été percé à jour.

Je me rebelle moins contre mon apparentement à Otto que contre la croyance sous-entendue d’Eva en une force distorsive qui nous agirait tous les deux, une forme de la jalousie qui nous affecterait, lui et moi, comme un rhumatisme. Que ma jalousie présente des points communs avec celle d’Otto, j’y consens, mais je refuse de concéder que la portion commune à Otto, à moi et à un certain nombre d’autres hommes, soit la portion privilégiée. Je crois que l’étude de mes jalousies devrait porter sur ce qui, malgré les ressemblances, les distingue. En toute innocence, Eva sert une philosophie que je hais et qui tend à priver chaque homme de ses humbles possessions pour en faire un colocataire de ce qu’il partage avec toute l’humanité, et, dans un second mouvement(32), tend à faire de ce lot un lot commun à l’animalité, et à l’univers des choses. Eva, en toute ignorance de cause, soutient une philosophie pour laquelle les choses existent, le langage existe, la jalousie existe, mais pas tel homme. L’homme est un épiphénomène. Si l’on gratte on constate que pour cette philosophie le langage est une entité souveraine imperméable aux événements et mue par ses seules lois phonétiques et grammaticales. On dévitalise le langage après avoir dévitalisé l’homme. Quand le sujet pensant aura été dépouillé au profit d’un « concept générateur », quand on aura fait un objet de la pensée avec la secrète intention (l’esprit étant devenu une chose) de dégager la nature des choses de la nature de l’esprit, quand l’esprit et les choses seront réduites au fonctionnement du cortex, quand le but de la sociologie sera limité à la recherche d’une forme commune à toutes les manifestations de la vie sociale, quand il aura été entendu que tout existe, sauf l’homme, que si l’homme parle ce n’est pas lui mais le mot (de même que si je suis jaloux, ce n’est pas moi qui le suis mais la jalousie), quand enfin, le « je pense » aura été remplacé par le « ça pense » (sans



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